ECRIRE, un geste
dessin de Flavie Duclos |
Qu’est-ce
qu’écrire ? Ecrire c’est déposer sur du papier à lettres,
mots et phrases avec son propre pinceau ; c’est déployer une
symphonie de traits, de courbes et de points pour développer ses
pensées ; c’est se raconter dans l’invention d’une
histoire et faire danser sa plume pour communiquer avec autrui. Un
vocabulaire de signes communs à plusieurs personnes est donc
nécessaire. Pour partager mots et phrases avec autrui, des règles
communes sont instaurées et régissent la manière d’écrire.
Penser ces règles, les suivre et jouer avec elles, permet de donner
sens au texte. Un mouvement entre la réflexion et le geste de la
main qui guide le crayon est donc constant. Mais le geste d’écrire
est un geste à part entière qui ne se réduit pas à ce qui est
posé sur du papier. Ce geste a une temporalité et des dynamiques
récurrentes. Il oscille entre une dynamique continue d’un mot en
attaché, une pause entre deux mots, et des impacts qui tracent des
ponctuations et des accents. Il parcourt aussi un espace vertical ou
horizontal selon les cultures. Le geste d’écrire est donc complexe
et se place au milieu des verbes « tracer »,
« dessiner », « peindre », « décrire »
… Comment d’un pays à un autre le geste d’écrire se modifie
-t-il selon les outils ? Comment a-t-il évolué par les
technologies ? Comment alterne t-il entre une activité mentale
et une activité manuelle ? Comment prend il place dans la
danse ?
Les différents outils d'écriture, le
geste d'écrire une activité mental et physique, le geste d'écrire
un acte politique et le geste écrire un geste inhérent à la danse
constitueront les diverses parties de cet article.
LES DIFFERENTS OUTILS D’ECRITURES
Selon les cultures
différents outils sont utilisés pour écrire. Leur matière, leur
diamètre, leur forme et leur poids impactent le geste. Des outils
ancestraux aux outils technologiques actuels comment le geste
d’écrire évolue-t-il ?
En Chine l’outil
utilisé pour la calligraphie est à l’origine un pinceau de bambou
avec des poils de chèvre et date du IV siècle avant notre ère.
Pour les Chinois, la calligraphie entretient un fort rapport à la
nature par la place du discours dans le récit, son aspect fondateur
du monde, ses formes qui évoquent les éléments naturels, et les
mouvements de la nature. Le geste d’écrire est pour eux
l’expression de la vérité, il a donc un caractère spécifique
presque mystique. Sa gestuelle est complexe et des cours de
calligraphie sont donnés très tôt aux enfants tant ses paramètres
sont nombreux et techniques. La tenue du pinceau est à la verticale.
Il est retenu par tous les doigts. Le pouce maintient le pinceau,
l’index appuie dessus, le majeur le tient en le crochetant,
l’annulaire et l’auriculaire le supportent. Pour écrire des
petits caractères il est conseillé de poser le poignet sur la
table. Pour tracer des caractères de taille normale au début, il
est préférable de poser la main qui n’écrit pas sous celle qui
tient le pinceau. Enfin, pour écrire des gros caractères c’est
l’avant-bras qui est appuyé sur le rebord de la table. (1) La
personne qui écrit peut-être assise ou debout mais est dans un état
de corps en concentration, à l’intérieur d’elle-même. Son
regard se dirige vers le bas, dans un calme interne et alterne entre
une forte volonté et une attention flottante. Cet état presque
méditatif peut se dérouler pendant ou avant l’écriture, il est
une préparation, une mise en corps. L’écriture calligraphique
selon Dame Wei ( calligraphe et théoricienne de la calligraphie
) peut être osseuse ou trop en chair, soit articulaire ou fascias et
fait appel au corps entier dans lequel une force, une énergie et une
intensité doivent être présentes. Une maîtrise du poids est
également nécessaire à la calligraphie afin de faire glisser le
pinceau sur le papier avec fluidité et dans une forme précise. La
maitrise de ce geste est donc fondamentale afin de pouvoir varier les
écritures et les traits. En effet, selon les écritures le geste est
empreint de caractéristiques diverses qui font fluctuer les
dynamiques et la temporalité. Ainsi pour le caoshu qui est utilisé
à des fins artistiques le mouvement est continu contrairement au
xinshu très présent dans les documents quotidiens dont le geste est
rapide et enchaîne les impacts. Le Kaishu lui, à l’utilisation
quotidienne est délimité dans un espace précis et le geste varie
entre impact pour tracer des points et impulse pour les courbes et
les crochets. Mais l’intention dans le geste doit toujours être
chargée d’émotion et d’expressivité, c’est elle qui donne de
la matière aux caractères et les rend artistiques. ( 2 ) Le geste
d’écrire en Chine a donc de multiples paramètres mais il a aussi
une forte empreinte historique et traditionnelle.
En Mésopotamie, plus
particulièrement en Egypte, on utilisait un calame qui est un
morceau de roseau au bout taillé. Il était utilisé afin de creuser
dans la terre des traits qui, assemblés, aboutissaient à un
hiéroglyphe. Cet acte de creuser est un geste pénétrant qui
rejoint la gravure et la sculpture. Puis le calame est devenu un
outil pour écrire sur du papier, autrefois le papyrus par exemple.
Dans le geste d’écrire le calame est tenu par le pouce et l’index,
les autres doigts sont repliés vers la paume. Une densité est très
présente dans le geste. Selon la densité, la largeur du trait et la
quantité d’encre qu’on souhaite déposer sur le papier le poids
et la tension varient. La distance entre la main et la feuille change
également en fonction de la force donnée au geste et des écritures
déjà inscrites. L’espace est direct, on visualise avant de tracer
un trait sur du papier, l’image de ce trait et l’espace qu’il
va prendre sur le papier. Le flux est également très contraint,
étant donné la densité et le poids ferme qu’il est nécessaire
de donner à l’outil pour former sur le papier des traits épais.
Le scribe qui est souvent celui qui écrivait, se tenait en tailleur
sur le sol.
En Occident
autrefois l’écriture se faisait à la plume d’oie. Face à la
masse faible de la plume le poids de la main est léger. Le bout de
la plume étant très fin, seuls deux ou trois doigts sont utilisés
pour le maintien : l’index et le pouce avec parfois le majeur,
les autres doigts sont repliés vers l’intérieur de la main. Tout
le pan de la main ne touche pas le papier seulement le haut et les
doigts repliés. Le bas et le poignet sont légèrement surélevés.
Le bras est dans un tonus moyen. Il suit le mouvement doigts qui
écrivent du poignet jusqu’à l’épaule. Le bras est donc
entièrement mobilisé dans le geste d’écrire. Cette description
du geste est semblable au geste d’écrire avec un stylo seul le
poids plus ferme varie.
Capture d’un passage du film L’écume des jours de Michel Gondry 2013 ,d’après le roman de Boris Vian. 1947 |
Avec les
avancées technologiques les outils se transforment. L’outil de
l’écriture est ici la machine à écrire. Outil moderne à
l’époque, elle révolutionne l’écriture et permet d’aller
plus vite. Le geste d’écrire ne perd pourtant pas toute sa
complexité. Assises sur une chaise, les personnes ont le dos courbé
et la tête vers l’avant, le regard attentif à ce qu’elles
écrivent. Leurs bras sont pliés, les coudes sont tenus. Ce sont les
doigts qui écrivent et qui tapent sur les touchent. Une isolation
des doigts est donc nécessaire afin d’écrire le plus rapidement
possible et d’accéder à une fluidité dans le geste et dans
l’enchaînement des diverses actions des doigts. Les articulations
sont très mobilisées, elles permettent aux doigts de se plier et de
s’étirer afin d’atteindre les différentes touches. Les gestes
des doigts sont en impact (accent soudain), l’action est vers le
bas. Par le son que les touchent produisent lorsque les doigts
appuient dessus et lorsque la lettre s’inscrit sur le papier, le
geste d’écrire instaure un rythme bien particulier et qui change
sans cesse selon l’enchaînement des lettres et des mots. Dans ce
film les machines à écrire roulent sur les tables, en chaîne
chaque secrétaire écrit quelque chose avec rapidité avant que la
machine s’en aille. Les bustes sont donc en torsions afin de
commencer à écrire le plus vite possible et de finir la phrase le
plus tard possible. Le geste d’écrire est donc omniprésent et
devient un automatisme. Les personnes n’arrêtent jamais de bouger
leurs doigts même pendant les quelques instants où la machine n’est
plus face à eux. Le geste d’écrire est donc dans cette scène un
geste mécanique.
Aujourd’hui
nous écrivons également beaucoup de messages avec nos smartphones.
Cette invention technologique actuellement nécessaire à la vie
quotidienne dans le contact avec autrui effectue un fort changement
dans le geste d’écrire et dans la posture des mains.
Effectivement, les sms s’écrivent le plus souvent à deux mains.
Ces dernières tiennent le portable, il repose sur les quatre doigts
( index, majeur, annulaire, auriculaires ) et les coussinets des deux
mains superposées l’une sur l’autre. Une isolation des pouces se
crée, c’est eux qui appuient sur les touches tactiles de l’écran.
Ils se plient et s’étendent pour atteindre les différentes
lettres. Ce n’est que lui qui est actif dans le geste d’écrire,
le reste de la main est passif et sert de support. Les bras quant à
eux sont dans un tonus musculaire moyen et participent au soutien du
téléphone.
Le geste
d’écriture varie donc considérablement entre les époques et
selon les outils utilisés. D’une démarche ancestrale qui
suscitait un état de corps particulier, une préparation, le geste
d’écriture dans son activité manuelle peut aller jusqu’à se
réduire à l’activité du pouce.
LE GESTE D’ECRIRE ENTRE ACTIVITE
MANUELLE ET MENTALE
Comme tout geste,
le geste d’écrire demande un apprentissage complexe. Il nécessite
à la fois un enseignement pratique du geste au travers de lignes
d’écriture répétées et à la fois une formation à la
grammaire, au vocabulaire et à l’orthographe. En effet dès que
les enfants apprennent à écrire, on leur donne comme exercice de
répéter le tracé des lignes sur du papier ou bien dans les airs en
Chine. A force d’écrire et de répéter les mêmes lignes droites
et courbes, le geste d’écrire devient de plus en plus précis et
lisible. Le geste s’intègre donc dans le corps et devient une
activité que nous pouvons observer et de laquelle nous pouvons nous
distancer. Ces exercices permettent donc l’intégration du geste
par paliers et des changements de régime tel que le démontre Jean
François Billeter (3). Le geste d’écrire peut même être en
lui-même un moyen pour apprendre. En effet de nombreuses personnes
ont besoin d’écrire ou de réécrire des leçons afin de pouvoir
les mémoriser. D’autre part, en plus de cette notion gestuelle, un
apprentissage théorique de l’écriture est nécessaire. Des
principes sont en effet à savoir afin de pouvoir donner du sens à
son texte et créer son propre style d’écriture. Ainsi des bases
de grammaire, de conjugaison et d’orthographe sont également
fournies par les enseignants dans différentes écoles. Le geste
d’écrire consiste donc en un aller-retour permanent entre des
connaissances et le geste manuel, afin d’écrire correctement.
On relit en effet
constamment nos écrits pour corriger les fautes d’orthographes,
les fautes de syntaxes, et les oublis. « On ne tient pas
seulement à être compris quand on écrit, mais tout aussi
certainement à ne pas l’être » Nietzsche (4). Il y a en
effet quelque chose d’obscur et de complexe au sein de lecture qui
incite à la relecture, à cet aller-retour entre la lecture et
l’écriture. On ne peut écrire sans lire, nous lisons nos mots
lorsque nous les gravons au fur et à mesure sur le papier. Un
aller-retour entre immersion dans le geste au moment où nous
écrivons et distanciation par la lecture qui permet la vérification
de notre geste et de ses conséquences sur le support est donc
constant. Lecture et écriture se distancie et se rejoigne en
permanence. Ces deux actions ne peuvent se séparer l’une de
l’autre. Ainsi, Paul Léautaud écrit : « Il n’y a que
les gens qui écrivent qui sachent lire » (5). Une inter
nécessité se trouve donc dans ces disciplines. Savoir implique en
effet être en capacité de lire ce qu’on écrit sinon l’écriture
serait impossible et plus nous lisons plus nous intégrons les mots,
un vocabulaire et les règles grammaticales. Le lien lecture et
écriture est également très présent au sein des relations
épistolaires plus ou moins proches qui existaient auparavant. Le
geste d’écrire permet la communication avec autrui, on lit ses
lettres, ses pensées, ses réponses et ses questions et à notre
tour nous lui répondons. Cette relation a pour moyen le geste
d’écrire ; c’est lui qui permet le partage des sentiments,
des actions et des évènements avec une personne située loin de
nous. Le choix des mots est donc primordial car il implique toute une
nuance à laquelle il faut réfléchir quand on écrit. Il en est de
même lorsque nous prenons une conférence en note, nous suscitons
notre réflexion par l’activité de synthèse entre ce qu’on
entend et ce qu’on écrit. La réflexion et l’activité mentale
sont donc inhérentes au geste d’écrire. L’activité manuelle et
intellectuelle au sein de ce geste sont donc en juxtaposition.
Le geste d’écrire est aussi
connecté à nos pensées, à nos idées et à notre imagination. Il
peut être effectivement un exutoire, une manière de poser nos
idées, nos pensées. Le geste d’écrire est donc aussi une
activité intime, un geste qui grave sur du papier nos secrets, nos
rêves et nos histoires. Ainsi, enfants et parfois adultes nous
tenons très souvent un journal intime dans lequel chaque jour nous
écrivons nos problèmes, les moments joyeux… Ecrire revient donc à
se confier et à déposer quelque part ce qui nous touche pour
l’évacuer et pour parfois y revenir plus tard avec du recul.
Ecrire peut donc aussi être une activité pour soi.
Le geste d’écrire est donc une
activité mentale et physique. Ainsi dans De la littérature à la
danse, quelques enjambées. Déroutes de Mathilde Monnier, il est
démontré que la pensée est en elle-même un acte physique, et la
pensée dans le geste d’écrire est tout le temps présente (hormis
lors de l’écriture automatique, peu utilisée) . En effet la
pensée est un acte, une activité du corps tel que le démontre Jean
François Billeter dans Un Paradigme. L’article souligne
l’étymologie de terme pensée qui provient du verbe « peser »
afin de montrer une fois de plus que la pensée est une activité du
corps. Il est ainsi écrit « Ce sont cette pensée,
l’expérience du corps vécu, une certaine gestualité, un travail
sur la langue en tant que matérialité qui fondent le processus de
création, l’écriture en tant qu’« acte d’énonciation »,
pour reprendre l’expression de Michel Bernard ». Ecrire est
donc une mise en mouvement complète du corps il ne dissocie pas
esprit et corps, le geste d’écrire est un acte complexe qui fait
jouer l’entendement et l’imagination au sein du corps et dans le
geste physique de la main.
LE GESTE D’ECRIRE UN ACTE
POLITIQUE
Dénonciation,
réclamation, accusation, déclaration le geste d’écrire pose et
grave les mots qui créent la politique. Le geste d’écrire donne
des règles et exprime des opinions. En quoi le geste d’écrire
est-il un geste politique ?
Dans l’Antiquité romaine, au Vème
siècle av. J.-C., les premières lois juridiques furent gravées sur
le forum des tables et ont pris le nom des Lois des Douze Tables. Ce
sont ces lois qui fondent le droit écrit. Le fait qu’elle soit
gravées ( graphein ) insiste sur l’importance de la fixation des
écrits juridiques, leur véracité et leur légitimité. Une fois
gravées les lettres et les mots ne peuvent être effacés, la pierre
a été transformés, ils sont dorénavant inhérents à elle. (4)
C’est en effet parce qu’elles ont été creusées dans de la
pierre, que ces lois existent et doivent être respectées. Le geste
d’écrire donc à un pouvoir important, c’est lui qui donne de la
réalité au concept, c’est lui qui fait exister des idées, des
préceptes qui fondent la société.
Dans l’Egypte ancienne, à l’époque
des Pharaons, des scribes étaient présents et maîtrisaient
plusieurs types de hiéroglyphes dans leurs écrits. Le mot
« scribe » provient de « scribere » en latin,
verbe qui a participé à la construction du verbe écrire. Ils
s’occupaient de faire des contrats, de prendre en charge
l’administration, ils travaillaient dans les archives, au tribunal…
Les scribes étaient peu nombreux et devait avoir une excellente
formation, et beaucoup de savoir. Le scribe est une fonction de haut
prestige : c’est lui qui aide le Pharaon à l’administration
d’un Etat et qui grave sur le papier tout ce qui est nécessaire à
la direction et au Pharaon. En effet, le scribe est « celui qui
écrit les textes officiels, les actes publics, qui copie les
écrits. » (5). Le pharaon est même considéré comme le
premier scribe. Le geste d’écrire est donc un symbole de savoir et
de connaissance. Il est inhérent à la politique et à la direction
d’un pays. En effet, d’après l’enseignement de Kéty, être
scribe est l’activité la plus noble de la société égyptienne.
De plus, les pièces les plus importantes portaient à l’époque le
hiéroglyphe du scribe. Ce qui dévoile une nouvelle fois
l’importance du scribe et de l’écriture, geste prestigieux à
l’époque de l’Egypte ancienne. (6)
La liberté d’expression définie
dans la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948,
permet à tous de partager ses opinions. Depuis la loi de 1881, la
population dispose de nombreux journaux aux opinions diverses. Le
geste d’écrire dans les journaux ou dans les livres est par
conséquent un moyen de s’exprimer. Ainsi dans l’affaire Dreyfus,
journaux dreyfusard et anti-dreyfusard se battent et débattent. On
accuse, on condamne dans tous les sens. L’acte d’écrire et donc
de partager ses opinions prend une tournure considérable et marque
l’histoire. Zola avec sa lettre « J’accuse » relance
l’affaire Dreyfus et donne une dimension politique et sociale que
l’affaire n’avait pas encore eu jusqu’alors, ainsi que de la
postérité car elle commençait à se faire oublier. L’acte
d’écrire est donc un engagement, un moyen de faire soulever les
masses et de changer des décisions politiques.
Caricature de Manko suite aux attentats envers Charlie Hebdo |
Le geste d’écrire
est également un geste libre. Partager ses opinions au travers de
l’écriture et du geste de la main sur le papier est un droit qui
ne peut être bafoué. Ainsi lors des attentats de Charlie Hebdo le 7
janvier 2015, la population s’est levée contre cet acte violent
envers la liberté d’expression, envers notre droit d’écrire. Le
geste d’écrire est donc une arme comme le dit Jean Paul Sartre :
« Longtemps j’ai pris ma plume pour une épée ».
Ecrire devient avec cette citation une arme. Ecrire c’est se
battre, c’est combattre les injustices et faire réfléchir,
interroger la population. Ecrire c’est attaquer et dénoncer. Si
Charlie Hebdo n’avait pas prononcé des opinions sur Mahomet les
extrémistes les auraient-il attaqués ? Mais l’attaque n’est
pas la même. Le geste d’écrire est non violent tandis que le
geste de tuer est d’une violence extrême. Levons donc nos crayons
et engageons-nous, continuons d’écrire nos idées, de débattre,
de critiquer… Le geste d’écrire est un outil pacifique qui nous
permet d’oser, de critiquer et de s’engager. Ecrire c’est donc
prendre part à la vie politique, c’est assumer ses idées et être
libre.
UN GESTE INHERENT A LA DANSE
Le geste d’écrire
et la danse font partie des quatre gestes fondamentaux selon Michel
Guérin. Ecrire est une « forme de percussion sur le
papier », dont on se sert pour les activités intellectuelles
et Danser permet de « saisir ce phénomène mystérieux de la
grâce corporelle » (7). Comment le geste d’écrire est-il
présent dans la danse ? D’un geste d’écrire pour noter la
danse à un geste scénique en passant par un geste pris au figuré,
le geste d’écrire en danse prend de multiples formes.
Ecrire la danse.
Ecrire permet de marquer sur une feuille, un cahier, des éléments,
des évènements qu’on a peur d’oublier. Le geste d’écrire
permet de mémoriser, de noter pour plus tard. Les notations en danse
sont plurielles et permettent aux danseurs et aux chorégraphes de se
souvenir d’un jour sur l’autre des divers mouvements et danses
créés. Elles sont également un moyen d’archiver les danses et de
laisser traces. Des choréologues notent ainsi pour certains
chorégraphes des pièces et les suivent dans leur travail. C’est
le cas de Dany Lévêque qui note les danses d’Angelin Preljocaj.
Elle travaille en même temps que lui dans le studio. Elle est donc
amenée à se déplacer et à aborder diverses positions. Sur la
photo de Jean-Claude Carbonne, on peut voir la notatrice assise sur
le sol les jambes pliées sur le côté gauche, l’une sur l’autre.
Son buste est penché vers l’avant, son regard est vers le sol là
où est disposé son cahier. Hormis ses jambes, son poids est
également réparti sur son bras gauche. Une distance assez grande
est présente entre le cahier et son buste, son bras droit est
légèrement plié. Cette position est sûrement plus pratique pour
passer de l’observation à l’écriture. Sa main droite tient un
crayon de papier entre l’index, le pouce et le majeur. Une tension
est répartie dans ses trois doigts afin de maintenir le crayon. Le
pan droit de sa main touche la feuille. Tel qu’elle le dit dans
l’interview, le geste doit être rapide et efficace. Le geste est
donc fluide, le poids est ferme, une tension est également présente
dans la main et dans le bras, les tendons et les muscles sont
sollicités. La main glisse sur le papier, deux actions se
superposent : celle de marquer et celle de glisser. Le moteur du
mouvement est les doigts, ce sont eux qui entraînent la mobilisation
de la main et du poignet. Elle indique également que les premières
notes qu’elle écrit ne sont que des brouillons, elle doit les
retravailler au travers de l’évolution de la chorégraphie et par
elle-même afin de rendre la notation lisible. (8) Ecrire une danse
est donc un travail dans le temps et implique la notion de
mémorisation de la danse et sa transmission. Elle nécessite donc un
travail de réécriture et engage une lisibilité et une propreté
dans le geste final et dans les symboles répartis sur le papier.
Plusieurs notations en danse existent telles que : la notation
Laban qui est constituée d’une suite de signes écrite de bas en
haut qui indique l’action, la temporalité, le poids et la
dynamique ; la notation Feuillet dans laquelle la feuille de
papier représente la salle de danse vue de haut, un trait montre le
chemin des danseurs, des petits traits sur celui-ci indiquent la
musique, de part et d’autre du chemin des danseurs en action sont
dessinés avec des inscriptions précisant l’action et les
positions (9) ; la notation Benesh qui se lit sur des portées de
gauche à droite, des lignes désignent la hauteur du corps et des
signes représentent les différentes parties du corps et
articulations. On peut y préciser le poids, le déplacement dans
l’espace, le rythme… (10) Une autre notation est celle de Conté.
Celle-ci prend la forme d’une partition de neuf lignes désignant
chacune une partie du corps. Les signes musicaux représentent le
temps, les nuances d’intensité et les dynamiques. D’autres
signes sont utilisés pour l’espace, les degrés de fléchissement…
(11) Certains chorégraphes tiennent également eux-mêmes leur
carnet et y inscrivent des notes de leurs danses tels que Dominique
Bagouet et Carolyn Carlson. Ecrire la danse tel que Dany Levêque le
fait est donc un métier à part entière où le geste d’écrire
est le cœur du travail.
« Ecrivez
une phrase sur 4 fois 8 temps », est une expression très
souvent utilisée en danse qui signifie une création d’un
enchaînement de gestes, de mouvements et d’actions. Ecrire des
mouvements est-il un geste ? En quoi celui-ci diffère-t-il du
geste habituel d’écrire ? Ecrire a ici comme outil principal
la créativité, il ne s’agit pas de tracer des lettres sur un
support mais de créer des gestes dans l’espace et le temps. Ce
questionnement rejoint la définition de l’écriture de Jacques
Derrida pour qui l’écriture est « tout ce qui peut donner
lieu à une inscription en général, qu’elle soit ou non littérale
et même si ce qu’elle distribue dans l’espace est étranger à
l’ordre de la voix : cinématographie, chorégraphie… »
(12). Le geste d’écrire est donc un geste complexe qui n’est pas
seulement physique. Ecrire c’est inscrire graver dans l’espace.
Il y a donc également la notion de fixation qui est inhérente au
geste d’écrire. Par l’utilisation de cette expression, il est
demandé une structure fixe de mouvements. Si elle est effectuée à
plusieurs reprises les actions seront les mêmes. La notion de
mémorisation apparaît donc également. Il faut retenir, la fixer au
sein de notre mémoire. Le verbe écrire est donc utilisé pour les
nuances qu’il implique et qu’il convoque en même temps :
créativité, imagination et mémorisation. Cependant ces dernières
sont des actions internes aux corps. Le geste d’écrire devient
donc ici interne, il se passe à l’intérieur de notre corps et
agit sur lui-même tandis que le geste d’écrire au sens général
est en partie externe, il désigne le geste de la main qui agit grâce
au stylo sur la feuille. Le geste d’écrire peut donc être à la
fois un geste « externe » même s’il suscite une
activité intérieure de la pensée et entièrement interne car la
trace qu’il laisse d’habitude dans le papier se trouve dans la
mémoire corporelle.
Danse (1), performeuses Rosalind Crisp et Isabelle Ginot , capture d’une vidéo de Danse (1), Peter Oldham, Space, Sydney, 2017 |
Danse (1), performeuses Rosalind Crisp et Isabelle Ginot , capture d’une vidéo de Danse (1), Peter Oldham, Space, Sydney, 2017 |
La geste d’écrire
est aussi présent sur scène et entre en correspondance avec la
danse dans Danse ( 1 ) de Rosalind Crisp et d’Isabelle
Ginot. Dans un espace des boîtes lumières sont posées, le public
est autour de la scène tel qu’il souhaite. Rosalind Crisp
improvise un solo pendant 50 minutes jouant avec cet espace et la
relation danseur public. Isabelle Ginot, elle, est assise derrière
son ordinateur, elle improvise également mais, elle, par écrit.
Entre description et fiction elle écrit ce qu’elle voit
instinctivement dans la danse de Rosalind. « Touch. Borders.
Slowly she would call back the scattered body parts and flows.
Calling them back or joining them in their spaces, slowly remerging
arms to spine, neck to head, eyes to space, breathing to sound, belly
to organs, knees to leg bones… ». (12). Son écrit sur la
danse est projeté sur deux grands écrans, à la fin ses écritures
sont imprimées et distribuées au public. (13) Le geste d’écrire
constitue ici la moitié de la création chorégraphique. Il offre
une interprétation de la danse et un nouveau point de vue au
spectateur. Le geste d’écrire est donc le moyen de véhiculer une
vision objective à des spectateurs. Improvisé il est spontané et
décrit les images mentales et les gestes de la danseuse. Cet exemple
de pièce questionne l’écriture sur la danse. Qu’est-ce
qu’écrire sur la danse ? Comment décrire la danse ?
Comment le geste d’écrire peut-il investir la scène ?
Le geste d’écrire regroupe donc des
paramètres à la fois interne et externe au corps qui agit et
comprend de multiples ouvertures vers autrui et vers soi-même. Ses
dynamiques, son espace et son poids varient selon les cultures et les
coutumes. C’est aussi un geste évolutif qui ne va cesser d’évoluer
au cours des années avec les avancées technologiques constantes. Le
geste d’écrire avec un outil dans les mains, une des premières
formes du geste d’écrire est même peut-être voué à disparaître
au profit du geste taper sur des touches. En effet de plus en plus
nous écrivons sur nos ordinateurs ou nos portables et non plus à la
main par soucis de rapidité et de praticité. Le geste d’écrire
est également un geste complexe qui mélange une activité manuelle
et une activité de l’esprit. Aucune dissociation ne se situe dans
ce geste, il met le corps entier en mouvement et fait osciller le
sujet entre immersion et distanciation. Le geste d’écrire est
aussi un geste politique. Il permet de s’exprimer, de revendiquer
et de dénoncer selon ses croyances et ses idées. Enfin le geste
d’écrire est aussi présent dans la danse et est inhérent à elle
dans la création d’une pièce, dans sa mémoire et même sur
scène. Il serait d’ailleurs intéressant de chercher à exploiter
encore plus le geste en tant que tel dans une création
chorégraphique. Il est en effet tentant d’explorer et de
travailler tous les dynamiques qui le composent, les traces qu’il
laisse derrière lui et la multitude de gestes des doigts et des
poignets qui le forment. Le geste d’écrire offre donc une
multiplicité de possibilités dans sa gestuelle, dans son concept et
dans les traces qu’il laisse derrière lui. Le geste d’écrire
c’est donc « ouvrir une porte dans l’espace. Et le
remplir. » Jacques Renaud dans Clandestine(s) ou la
tradition du couchant.
Bibliographie :
- Claude Mediavilla, L’ABCdaire de la calligraphie chinoise, série L’ABCdaire, n°154, flammarion, Paris, 2015
- Jean François Billeter, Un Paradigme, Allia, Paris, 2012
- Nietzsche, Le Gai Savoir, Paragraphe 381, 1882
- Paul Léautaud, Journal Littéraire, 1956
- Définition du CNTRL
- http://egypte-ancienne.fr/scribes.htm Nico et Benjamin, Les scribes, Egypthos l’égypte d’aujourd’hui et de demain, 12 mai 2007 https://www.egyptos.net/egyptos/viequotidienne/scribe.php
- Camille Charvet, Philosophie du geste, Philomag, 19/07/2012
- Nathalie Yokel, Quitter le champ de l’amnésie,
dossier le langage des signes, in n°7 de Ballroom, Oth sarl, Paris,
septembre 2015
- Marie Glon, la « chorégraphie » inventer un
lecteur-danseur, dossier le langage des signes, in n°7 de Ballroom,
Oth sarl, Paris, septembre 2015
- Nathalie Yokel, Quitter le champ de l’amnésie,
dossier le langage des signes, in n°7 de Ballroom, Oth sarl, Paris,
septembre 2015
- Sophie Jacotot, Ecriture conté et danse de bal une rencontre
féconde, dossier le langage des signes, in n°7 de Ballroom, Oth
sarl, Paris, septembre 2015
- Préface de : Simon Morley, L’art, les mots,
Haza, Paris, 2004
- Citation prise dans une vidéo de Danse (1),
performeuses Rosalind Crisp et Isabelle Ginot, Peter Oldham, Space,
Sydney, 2017
- Site de Rosalind Crisp : http://www.omeodance.com/Danse1_Fr.html
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