ECRIRE, un geste

dessin de Flavie Duclos 



Qu’est-ce qu’écrire ? Ecrire c’est déposer sur du papier à lettres, mots et phrases avec son propre pinceau ; c’est déployer une symphonie de traits, de courbes et de points pour développer ses pensées ; c’est se raconter dans l’invention d’une histoire et faire danser sa plume pour communiquer avec autrui. Un vocabulaire de signes communs à plusieurs personnes est donc nécessaire. Pour partager mots et phrases avec autrui, des règles communes sont instaurées et régissent la manière d’écrire. Penser ces règles, les suivre et jouer avec elles, permet de donner sens au texte. Un mouvement entre la réflexion et le geste de la main qui guide le crayon est donc constant. Mais le geste d’écrire est un geste à part entière qui ne se réduit pas à ce qui est posé sur du papier. Ce geste a une temporalité et des dynamiques récurrentes. Il oscille entre une dynamique continue d’un mot en attaché, une pause entre deux mots, et des impacts qui tracent des ponctuations et des accents. Il parcourt aussi un espace vertical ou horizontal selon les cultures. Le geste d’écrire est donc complexe et se place au milieu des verbes « tracer », « dessiner », « peindre », « décrire » … Comment d’un pays à un autre le geste d’écrire se modifie -t-il selon les outils ? Comment a-t-il évolué par les technologies ? Comment alterne t-il entre une activité mentale et une activité manuelle ? Comment prend il place dans la danse ?
Les différents outils d'écriture, le geste d'écrire une activité mental et physique, le geste d'écrire un acte politique et le geste écrire un geste inhérent à la danse constitueront les diverses parties de cet article.


LES DIFFERENTS OUTILS D’ECRITURES

Selon les cultures différents outils sont utilisés pour écrire. Leur matière, leur diamètre, leur forme et leur poids impactent le geste. Des outils ancestraux aux outils technologiques actuels comment le geste d’écrire évolue-t-il ?

En Chine l’outil utilisé pour la calligraphie est à l’origine un pinceau de bambou avec des poils de chèvre et date du IV siècle avant notre ère. Pour les Chinois, la calligraphie entretient un fort rapport à la nature par la place du discours dans le récit, son aspect fondateur du monde, ses formes qui évoquent les éléments naturels, et les mouvements de la nature. Le geste d’écrire est pour eux l’expression de la vérité, il a donc un caractère spécifique presque mystique. Sa gestuelle est complexe et des cours de calligraphie sont donnés très tôt aux enfants tant ses paramètres sont nombreux et techniques. La tenue du pinceau est à la verticale. Il est retenu par tous les doigts. Le pouce maintient le pinceau, l’index appuie dessus, le majeur le tient en le crochetant, l’annulaire et l’auriculaire le supportent. Pour écrire des petits caractères il est conseillé de poser le poignet sur la table. Pour tracer des caractères de taille normale au début, il est préférable de poser la main qui n’écrit pas sous celle qui tient le pinceau. Enfin, pour écrire des gros caractères c’est l’avant-bras qui est appuyé sur le rebord de la table. (1) La personne qui écrit peut-être assise ou debout mais est dans un état de corps en concentration, à l’intérieur d’elle-même. Son regard se dirige vers le bas, dans un calme interne et alterne entre une forte volonté et une attention flottante. Cet état presque méditatif peut se dérouler pendant ou avant l’écriture, il est une préparation, une mise en corps. L’écriture calligraphique selon Dame Wei ( calligraphe et théoricienne de la calligraphie ) peut être osseuse ou trop en chair, soit articulaire ou fascias et fait appel au corps entier dans lequel une force, une énergie et une intensité doivent être présentes. Une maîtrise du poids est également nécessaire à la calligraphie afin de faire glisser le pinceau sur le papier avec fluidité et dans une forme précise. La maitrise de ce geste est donc fondamentale afin de pouvoir varier les écritures et les traits. En effet, selon les écritures le geste est empreint de caractéristiques diverses qui font fluctuer les dynamiques et la temporalité. Ainsi pour le caoshu qui est utilisé à des fins artistiques le mouvement est continu contrairement au xinshu très présent dans les documents quotidiens dont le geste est rapide et enchaîne les impacts. Le Kaishu lui, à l’utilisation quotidienne est délimité dans un espace précis et le geste varie entre impact pour tracer des points et impulse pour les courbes et les crochets. Mais l’intention dans le geste doit toujours être chargée d’émotion et d’expressivité, c’est elle qui donne de la matière aux caractères et les rend artistiques. ( 2 ) Le geste d’écrire en Chine a donc de multiples paramètres mais il a aussi une forte empreinte historique et traditionnelle.

          En Mésopotamie, plus particulièrement en Egypte, on utilisait un calame qui est un morceau de roseau au bout taillé. Il était utilisé afin de creuser dans la terre des traits qui, assemblés, aboutissaient à un hiéroglyphe. Cet acte de creuser est un geste pénétrant qui rejoint la gravure et la sculpture. Puis le calame est devenu un outil pour écrire sur du papier, autrefois le papyrus par exemple. Dans le geste d’écrire le calame est tenu par le pouce et l’index, les autres doigts sont repliés vers la paume. Une densité est très présente dans le geste. Selon la densité, la largeur du trait et la quantité d’encre qu’on souhaite déposer sur le papier le poids et la tension varient. La distance entre la main et la feuille change également en fonction de la force donnée au geste et des écritures déjà inscrites. L’espace est direct, on visualise avant de tracer un trait sur du papier, l’image de ce trait et l’espace qu’il va prendre sur le papier. Le flux est également très contraint, étant donné la densité et le poids ferme qu’il est nécessaire de donner à l’outil pour former sur le papier des traits épais. Le scribe qui est souvent celui qui écrivait, se tenait en tailleur sur le sol.
En Occident autrefois l’écriture se faisait à la plume d’oie. Face à la masse faible de la plume le poids de la main est léger. Le bout de la plume étant très fin, seuls deux ou trois doigts sont utilisés pour le maintien : l’index et le pouce avec parfois le majeur, les autres doigts sont repliés vers l’intérieur de la main. Tout le pan de la main ne touche pas le papier seulement le haut et les doigts repliés. Le bas et le poignet sont légèrement surélevés. Le bras est dans un tonus moyen. Il suit le mouvement doigts qui écrivent du poignet jusqu’à l’épaule. Le bras est donc entièrement mobilisé dans le geste d’écrire. Cette description du geste est semblable au geste d’écrire avec un stylo seul le poids plus ferme varie.

Capture d’un passage du film L’écume des jours de Michel Gondry 2013 ,d’après le roman de Boris Vian. 1947

Avec les avancées technologiques les outils se transforment. L’outil de l’écriture est ici la machine à écrire. Outil moderne à l’époque, elle révolutionne l’écriture et permet d’aller plus vite. Le geste d’écrire ne perd pourtant pas toute sa complexité. Assises sur une chaise, les personnes ont le dos courbé et la tête vers l’avant, le regard attentif à ce qu’elles écrivent. Leurs bras sont pliés, les coudes sont tenus. Ce sont les doigts qui écrivent et qui tapent sur les touchent. Une isolation des doigts est donc nécessaire afin d’écrire le plus rapidement possible et d’accéder à une fluidité dans le geste et dans l’enchaînement des diverses actions des doigts. Les articulations sont très mobilisées, elles permettent aux doigts de se plier et de s’étirer afin d’atteindre les différentes touches. Les gestes des doigts sont en impact (accent soudain), l’action est vers le bas. Par le son que les touchent produisent lorsque les doigts appuient dessus et lorsque la lettre s’inscrit sur le papier, le geste d’écrire instaure un rythme bien particulier et qui change sans cesse selon l’enchaînement des lettres et des mots. Dans ce film les machines à écrire roulent sur les tables, en chaîne chaque secrétaire écrit quelque chose avec rapidité avant que la machine s’en aille. Les bustes sont donc en torsions afin de commencer à écrire le plus vite possible et de finir la phrase le plus tard possible. Le geste d’écrire est donc omniprésent et devient un automatisme. Les personnes n’arrêtent jamais de bouger leurs doigts même pendant les quelques instants où la machine n’est plus face à eux. Le geste d’écrire est donc dans cette scène un geste mécanique.
Aujourd’hui nous écrivons également beaucoup de messages avec nos smartphones. Cette invention technologique actuellement nécessaire à la vie quotidienne dans le contact avec autrui effectue un fort changement dans le geste d’écrire et dans la posture des mains. Effectivement, les sms s’écrivent le plus souvent à deux mains. Ces dernières tiennent le portable, il repose sur les quatre doigts ( index, majeur, annulaire, auriculaires ) et les coussinets des deux mains superposées l’une sur l’autre. Une isolation des pouces se crée, c’est eux qui appuient sur les touches tactiles de l’écran. Ils se plient et s’étendent pour atteindre les différentes lettres. Ce n’est que lui qui est actif dans le geste d’écrire, le reste de la main est passif et sert de support. Les bras quant à eux sont dans un tonus musculaire moyen et participent au soutien du téléphone.
Le geste d’écriture varie donc considérablement entre les époques et selon les outils utilisés. D’une démarche ancestrale qui suscitait un état de corps particulier, une préparation, le geste d’écriture dans son activité manuelle peut aller jusqu’à se réduire à l’activité du pouce.


LE GESTE D’ECRIRE ENTRE ACTIVITE MANUELLE ET MENTALE

Comme tout geste, le geste d’écrire demande un apprentissage complexe. Il nécessite à la fois un enseignement pratique du geste au travers de lignes d’écriture répétées et à la fois une formation à la grammaire, au vocabulaire et à l’orthographe. En effet dès que les enfants apprennent à écrire, on leur donne comme exercice de répéter le tracé des lignes sur du papier ou bien dans les airs en Chine. A force d’écrire et de répéter les mêmes lignes droites et courbes, le geste d’écrire devient de plus en plus précis et lisible. Le geste s’intègre donc dans le corps et devient une activité que nous pouvons observer et de laquelle nous pouvons nous distancer. Ces exercices permettent donc l’intégration du geste par paliers et des changements de régime tel que le démontre Jean François Billeter (3). Le geste d’écrire peut même être en lui-même un moyen pour apprendre. En effet de nombreuses personnes ont besoin d’écrire ou de réécrire des leçons afin de pouvoir les mémoriser. D’autre part, en plus de cette notion gestuelle, un apprentissage théorique de l’écriture est nécessaire. Des principes sont en effet à savoir afin de pouvoir donner du sens à son texte et créer son propre style d’écriture. Ainsi des bases de grammaire, de conjugaison et d’orthographe sont également fournies par les enseignants dans différentes écoles. Le geste d’écrire consiste donc en un aller-retour permanent entre des connaissances et le geste manuel, afin d’écrire correctement.

On relit en effet constamment nos écrits pour corriger les fautes d’orthographes, les fautes de syntaxes, et les oublis. « On ne tient pas seulement à être compris quand on écrit, mais tout aussi certainement à ne pas l’être » Nietzsche (4). Il y a en effet quelque chose d’obscur et de complexe au sein de lecture qui incite à la relecture, à cet aller-retour entre la lecture et l’écriture. On ne peut écrire sans lire, nous lisons nos mots lorsque nous les gravons au fur et à mesure sur le papier. Un aller-retour entre immersion dans le geste au moment où nous écrivons et distanciation par la lecture qui permet la vérification de notre geste et de ses conséquences sur le support est donc constant. Lecture et écriture se distancie et se rejoigne en permanence. Ces deux actions ne peuvent se séparer l’une de l’autre. Ainsi, Paul Léautaud écrit : « Il n’y a que les gens qui écrivent qui sachent lire » (5). Une inter nécessité se trouve donc dans ces disciplines. Savoir implique en effet être en capacité de lire ce qu’on écrit sinon l’écriture serait impossible et plus nous lisons plus nous intégrons les mots, un vocabulaire et les règles grammaticales. Le lien lecture et écriture est également très présent au sein des relations épistolaires plus ou moins proches qui existaient auparavant. Le geste d’écrire permet la communication avec autrui, on lit ses lettres, ses pensées, ses réponses et ses questions et à notre tour nous lui répondons. Cette relation a pour moyen le geste d’écrire ; c’est lui qui permet le partage des sentiments, des actions et des évènements avec une personne située loin de nous. Le choix des mots est donc primordial car il implique toute une nuance à laquelle il faut réfléchir quand on écrit. Il en est de même lorsque nous prenons une conférence en note, nous suscitons notre réflexion par l’activité de synthèse entre ce qu’on entend et ce qu’on écrit. La réflexion et l’activité mentale sont donc inhérentes au geste d’écrire. L’activité manuelle et intellectuelle au sein de ce geste sont donc en juxtaposition.

Le geste d’écrire est aussi connecté à nos pensées, à nos idées et à notre imagination. Il peut être effectivement un exutoire, une manière de poser nos idées, nos pensées. Le geste d’écrire est donc aussi une activité intime, un geste qui grave sur du papier nos secrets, nos rêves et nos histoires. Ainsi, enfants et parfois adultes nous tenons très souvent un journal intime dans lequel chaque jour nous écrivons nos problèmes, les moments joyeux… Ecrire revient donc à se confier et à déposer quelque part ce qui nous touche pour l’évacuer et pour parfois y revenir plus tard avec du recul. Ecrire peut donc aussi être une activité pour soi.

Le geste d’écrire est donc une activité mentale et physique. Ainsi dans De la littérature à la danse, quelques enjambées. Déroutes de Mathilde Monnier, il est démontré que la pensée est en elle-même un acte physique, et la pensée dans le geste d’écrire est tout le temps présente (hormis lors de l’écriture automatique, peu utilisée) . En effet la pensée est un acte, une activité du corps tel que le démontre Jean François Billeter dans Un Paradigme. L’article souligne l’étymologie de terme pensée qui provient du verbe « peser » afin de montrer une fois de plus que la pensée est une activité du corps. Il est ainsi écrit « Ce sont cette pensée, l’expérience du corps vécu, une certaine gestualité, un travail sur la langue en tant que matérialité qui fondent le processus de création, l’écriture en tant qu’« acte d’énonciation », pour reprendre l’expression de Michel Bernard ». Ecrire est donc une mise en mouvement complète du corps il ne dissocie pas esprit et corps, le geste d’écrire est un acte complexe qui fait jouer l’entendement et l’imagination au sein du corps et dans le geste physique de la main.


LE GESTE D’ECRIRE UN ACTE POLITIQUE

Dénonciation, réclamation, accusation, déclaration le geste d’écrire pose et grave les mots qui créent la politique. Le geste d’écrire donne des règles et exprime des opinions. En quoi le geste d’écrire est-il un geste politique ?

Dans l’Antiquité romaine, au Vème siècle av. J.-C., les premières lois juridiques furent gravées sur le forum des tables et ont pris le nom des Lois des Douze Tables. Ce sont ces lois qui fondent le droit écrit. Le fait qu’elle soit gravées ( graphein ) insiste sur l’importance de la fixation des écrits juridiques, leur véracité et leur légitimité. Une fois gravées les lettres et les mots ne peuvent être effacés, la pierre a été transformés, ils sont dorénavant inhérents à elle. (4) C’est en effet parce qu’elles ont été creusées dans de la pierre, que ces lois existent et doivent être respectées. Le geste d’écrire donc à un pouvoir important, c’est lui qui donne de la réalité au concept, c’est lui qui fait exister des idées, des préceptes qui fondent la société.

Dans l’Egypte ancienne, à l’époque des Pharaons, des scribes étaient présents et maîtrisaient plusieurs types de hiéroglyphes dans leurs écrits. Le mot « scribe » provient de « scribere » en latin, verbe qui a participé à la construction du verbe écrire. Ils s’occupaient de faire des contrats, de prendre en charge l’administration, ils travaillaient dans les archives, au tribunal… Les scribes étaient peu nombreux et devait avoir une excellente formation, et beaucoup de savoir. Le scribe est une fonction de haut prestige : c’est lui qui aide le Pharaon à l’administration d’un Etat et qui grave sur le papier tout ce qui est nécessaire à la direction et au Pharaon. En effet, le scribe est « celui qui écrit les textes officiels, les actes publics, qui copie les écrits. » (5). Le pharaon est même considéré comme le premier scribe. Le geste d’écrire est donc un symbole de savoir et de connaissance. Il est inhérent à la politique et à la direction d’un pays. En effet, d’après l’enseignement de Kéty, être scribe est l’activité la plus noble de la société égyptienne. De plus, les pièces les plus importantes portaient à l’époque le hiéroglyphe du scribe. Ce qui dévoile une nouvelle fois l’importance du scribe et de l’écriture, geste prestigieux à l’époque de l’Egypte ancienne. (6)
La liberté d’expression définie dans la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, permet à tous de partager ses opinions. Depuis la loi de 1881, la population dispose de nombreux journaux aux opinions diverses. Le geste d’écrire dans les journaux ou dans les livres est par conséquent un moyen de s’exprimer. Ainsi dans l’affaire Dreyfus, journaux dreyfusard et anti-dreyfusard se battent et débattent. On accuse, on condamne dans tous les sens. L’acte d’écrire et donc de partager ses opinions prend une tournure considérable et marque l’histoire. Zola avec sa lettre « J’accuse » relance l’affaire Dreyfus et donne une dimension politique et sociale que l’affaire n’avait pas encore eu jusqu’alors, ainsi que de la postérité car elle commençait à se faire oublier. L’acte d’écrire est donc un engagement, un moyen de faire soulever les masses et de changer des décisions politiques.

Caricature de Manko suite aux attentats envers Charlie Hebdo

Le geste d’écrire est également un geste libre. Partager ses opinions au travers de l’écriture et du geste de la main sur le papier est un droit qui ne peut être bafoué. Ainsi lors des attentats de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, la population s’est levée contre cet acte violent envers la liberté d’expression, envers notre droit d’écrire. Le geste d’écrire est donc une arme comme le dit Jean Paul Sartre : « Longtemps j’ai pris ma plume pour une épée ». Ecrire devient avec cette citation une arme. Ecrire c’est se battre, c’est combattre les injustices et faire réfléchir, interroger la population. Ecrire c’est attaquer et dénoncer. Si Charlie Hebdo n’avait pas prononcé des opinions sur Mahomet les extrémistes les auraient-il attaqués ? Mais l’attaque n’est pas la même. Le geste d’écrire est non violent tandis que le geste de tuer est d’une violence extrême. Levons donc nos crayons et engageons-nous, continuons d’écrire nos idées, de débattre, de critiquer… Le geste d’écrire est un outil pacifique qui nous permet d’oser, de critiquer et de s’engager. Ecrire c’est donc prendre part à la vie politique, c’est assumer ses idées et être libre.


UN GESTE INHERENT A LA DANSE

Le geste d’écrire et la danse font partie des quatre gestes fondamentaux selon Michel Guérin. Ecrire est une « forme de percussion sur le papier », dont on se sert pour les activités intellectuelles et Danser permet de « saisir ce phénomène mystérieux de la grâce corporelle » (7). Comment le geste d’écrire est-il présent dans la danse ? D’un geste d’écrire pour noter la danse à un geste scénique en passant par un geste pris au figuré, le geste d’écrire en danse prend de multiples formes.

Ecrire la danse. Ecrire permet de marquer sur une feuille, un cahier, des éléments, des évènements qu’on a peur d’oublier. Le geste d’écrire permet de mémoriser, de noter pour plus tard. Les notations en danse sont plurielles et permettent aux danseurs et aux chorégraphes de se souvenir d’un jour sur l’autre des divers mouvements et danses créés. Elles sont également un moyen d’archiver les danses et de laisser traces. Des choréologues notent ainsi pour certains chorégraphes des pièces et les suivent dans leur travail. C’est le cas de Dany Lévêque qui note les danses d’Angelin Preljocaj. Elle travaille en même temps que lui dans le studio. Elle est donc amenée à se déplacer et à aborder diverses positions. Sur la photo de Jean-Claude Carbonne, on peut voir la notatrice assise sur le sol les jambes pliées sur le côté gauche, l’une sur l’autre. Son buste est penché vers l’avant, son regard est vers le sol là où est disposé son cahier. Hormis ses jambes, son poids est également réparti sur son bras gauche. Une distance assez grande est présente entre le cahier et son buste, son bras droit est légèrement plié. Cette position est sûrement plus pratique pour passer de l’observation à l’écriture. Sa main droite tient un crayon de papier entre l’index, le pouce et le majeur. Une tension est répartie dans ses trois doigts afin de maintenir le crayon. Le pan droit de sa main touche la feuille. Tel qu’elle le dit dans l’interview, le geste doit être rapide et efficace. Le geste est donc fluide, le poids est ferme, une tension est également présente dans la main et dans le bras, les tendons et les muscles sont sollicités. La main glisse sur le papier, deux actions se superposent : celle de marquer et celle de glisser. Le moteur du mouvement est les doigts, ce sont eux qui entraînent la mobilisation de la main et du poignet. Elle indique également que les premières notes qu’elle écrit ne sont que des brouillons, elle doit les retravailler au travers de l’évolution de la chorégraphie et par elle-même afin de rendre la notation lisible. (8) Ecrire une danse est donc un travail dans le temps et implique la notion de mémorisation de la danse et sa transmission. Elle nécessite donc un travail de réécriture et engage une lisibilité et une propreté dans le geste final et dans les symboles répartis sur le papier. Plusieurs notations en danse existent telles que : la notation Laban qui est constituée d’une suite de signes écrite de bas en haut qui indique l’action, la temporalité, le poids et la dynamique ; la notation Feuillet dans laquelle la feuille de papier représente la salle de danse vue de haut, un trait montre le chemin des danseurs, des petits traits sur celui-ci indiquent la musique, de part et d’autre du chemin des danseurs en action sont dessinés avec des inscriptions précisant l’action et les positions (9) ; la notation Benesh qui se lit sur des portées de gauche à droite, des lignes désignent la hauteur du corps et des signes représentent les différentes parties du corps et articulations. On peut y préciser le poids, le déplacement dans l’espace, le rythme… (10) Une autre notation est celle de Conté. Celle-ci prend la forme d’une partition de neuf lignes désignant chacune une partie du corps. Les signes musicaux représentent le temps, les nuances d’intensité et les dynamiques. D’autres signes sont utilisés pour l’espace, les degrés de fléchissement… (11) Certains chorégraphes tiennent également eux-mêmes leur carnet et y inscrivent des notes de leurs danses tels que Dominique Bagouet et Carolyn Carlson. Ecrire la danse tel que Dany Levêque le fait est donc un métier à part entière où le geste d’écrire est le cœur du travail.

« Ecrivez une phrase sur 4 fois 8 temps », est une expression très souvent utilisée en danse qui signifie une création d’un enchaînement de gestes, de mouvements et d’actions. Ecrire des mouvements est-il un geste ? En quoi celui-ci diffère-t-il du geste habituel d’écrire ? Ecrire a ici comme outil principal la créativité, il ne s’agit pas de tracer des lettres sur un support mais de créer des gestes dans l’espace et le temps. Ce questionnement rejoint la définition de l’écriture de Jacques Derrida pour qui l’écriture est « tout ce qui peut donner lieu à une inscription en général, qu’elle soit ou non littérale et même si ce qu’elle distribue dans l’espace est étranger à l’ordre de la voix : cinématographie, chorégraphie… » (12). Le geste d’écrire est donc un geste complexe qui n’est pas seulement physique. Ecrire c’est inscrire graver dans l’espace. Il y a donc également la notion de fixation qui est inhérente au geste d’écrire. Par l’utilisation de cette expression, il est demandé une structure fixe de mouvements. Si elle est effectuée à plusieurs reprises les actions seront les mêmes. La notion de mémorisation apparaît donc également. Il faut retenir, la fixer au sein de notre mémoire. Le verbe écrire est donc utilisé pour les nuances qu’il implique et qu’il convoque en même temps : créativité, imagination et mémorisation. Cependant ces dernières sont des actions internes aux corps. Le geste d’écrire devient donc ici interne, il se passe à l’intérieur de notre corps et agit sur lui-même tandis que le geste d’écrire au sens général est en partie externe, il désigne le geste de la main qui agit grâce au stylo sur la feuille. Le geste d’écrire peut donc être à la fois un geste « externe » même s’il suscite une activité intérieure de la pensée et entièrement interne car la trace qu’il laisse d’habitude dans le papier se trouve dans la mémoire corporelle.

Danse (1), performeuses Rosalind Crisp et Isabelle Ginot , capture d’une vidéo de Danse (1), Peter Oldham, Space, Sydney, 2017


Danse (1), performeuses Rosalind Crisp et Isabelle Ginot , capture d’une vidéo de Danse (1), Peter Oldham, Space, Sydney, 2017


La geste d’écrire est aussi présent sur scène et entre en correspondance avec la danse dans Danse ( 1 ) de Rosalind Crisp et d’Isabelle Ginot. Dans un espace des boîtes lumières sont posées, le public est autour de la scène tel qu’il souhaite. Rosalind Crisp improvise un solo pendant 50 minutes jouant avec cet espace et la relation danseur public. Isabelle Ginot, elle, est assise derrière son ordinateur, elle improvise également mais, elle, par écrit. Entre description et fiction elle écrit ce qu’elle voit instinctivement dans la danse de Rosalind. « Touch. Borders. Slowly she would call back the scattered body parts and flows. Calling them back or joining them in their spaces, slowly remerging arms to spine, neck to head, eyes to space, breathing to sound, belly to organs, knees to leg bones… ». (12). Son écrit sur la danse est projeté sur deux grands écrans, à la fin ses écritures sont imprimées et distribuées au public. (13) Le geste d’écrire constitue ici la moitié de la création chorégraphique. Il offre une interprétation de la danse et un nouveau point de vue au spectateur. Le geste d’écrire est donc le moyen de véhiculer une vision objective à des spectateurs. Improvisé il est spontané et décrit les images mentales et les gestes de la danseuse. Cet exemple de pièce questionne l’écriture sur la danse. Qu’est-ce qu’écrire sur la danse ? Comment décrire la danse ? Comment le geste d’écrire peut-il investir la scène ?


Le geste d’écrire regroupe donc des paramètres à la fois interne et externe au corps qui agit et comprend de multiples ouvertures vers autrui et vers soi-même. Ses dynamiques, son espace et son poids varient selon les cultures et les coutumes. C’est aussi un geste évolutif qui ne va cesser d’évoluer au cours des années avec les avancées technologiques constantes. Le geste d’écrire avec un outil dans les mains, une des premières formes du geste d’écrire est même peut-être voué à disparaître au profit du geste taper sur des touches. En effet de plus en plus nous écrivons sur nos ordinateurs ou nos portables et non plus à la main par soucis de rapidité et de praticité. Le geste d’écrire est également un geste complexe qui mélange une activité manuelle et une activité de l’esprit. Aucune dissociation ne se situe dans ce geste, il met le corps entier en mouvement et fait osciller le sujet entre immersion et distanciation. Le geste d’écrire est aussi un geste politique. Il permet de s’exprimer, de revendiquer et de dénoncer selon ses croyances et ses idées. Enfin le geste d’écrire est aussi présent dans la danse et est inhérent à elle dans la création d’une pièce, dans sa mémoire et même sur scène. Il serait d’ailleurs intéressant de chercher à exploiter encore plus le geste en tant que tel dans une création chorégraphique. Il est en effet tentant d’explorer et de travailler tous les dynamiques qui le composent, les traces qu’il laisse derrière lui et la multitude de gestes des doigts et des poignets qui le forment. Le geste d’écrire offre donc une multiplicité de possibilités dans sa gestuelle, dans son concept et dans les traces qu’il laisse derrière lui. Le geste d’écrire c’est donc « ouvrir une porte dans l’espace. Et le remplir. » Jacques Renaud dans Clandestine(s) ou la tradition du couchant.


Bibliographie :
  1. Claude Mediavilla, L’ABCdaire de la calligraphie chinoise, série L’ABCdaire, n°154, flammarion, Paris, 2015
  2. Jean François Billeter, Un Paradigme, Allia, Paris, 2012
  3. Nietzsche, Le Gai Savoir, Paragraphe 381, 1882
  4. Paul Léautaud, Journal Littéraire, 1956
  5. Définition du CNTRL
  6. http://egypte-ancienne.fr/scribes.htm Nico et Benjamin, Les scribes, Egypthos l’égypte d’aujourd’hui et de demain, 12 mai 2007 https://www.egyptos.net/egyptos/viequotidienne/scribe.php
  7. Camille Charvet, Philosophie du geste, Philomag, 19/07/2012
  8. Nathalie Yokel, Quitter le champ de l’amnésie, dossier le langage des signes, in n°7 de Ballroom, Oth sarl, Paris, septembre 2015
  9. Marie Glon, la « chorégraphie » inventer un lecteur-danseur, dossier le langage des signes, in n°7 de Ballroom, Oth sarl, Paris, septembre 2015
  10. Nathalie Yokel, Quitter le champ de l’amnésie, dossier le langage des signes, in n°7 de Ballroom, Oth sarl, Paris, septembre 2015
  11. Sophie Jacotot, Ecriture conté et danse de bal une rencontre féconde, dossier le langage des signes, in n°7 de Ballroom, Oth sarl, Paris, septembre 2015
  12. Préface de : Simon Morley, L’art, les mots, Haza, Paris, 2004
  13. Citation prise dans une vidéo de Danse (1), performeuses Rosalind Crisp et Isabelle Ginot, Peter Oldham, Space, Sydney, 2017
  14. Site de Rosalind Crisp : http://www.omeodance.com/Danse1_Fr.html



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